LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Léon Chestov

(Шестов Лев Исаакович)

1866 – 1938

 

 

 

 

LES GRANDES VEILLES

PRÉFACE : 10 APHORISMES

(Великие кануныПредисловие : 10 афоризмов)

 

 

 

1910

 

 

 

 

 


Traduction anonyme parue dans les Cahiers de l’Étoile, n° 10, juillet-août 1929.

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

 

 

 


I

« Le poisson recherche les grandes profondeurs, l’homme cherche le bonheur »[1]. Mais il arrive aussi à l’homme de vouloir plonger dans les profondeurs bien qu’il reconnaisse qu’on n’y trouve pas le bonheur, qu’on y est mal, quelquefois même très mal.

Il est difficile d’expliquer pourquoi cela se passe ainsi. On qualifie ce besoin de trouble mental, de maladie psychique. En tout cas dès que l’homme remplace « bonheur » par « profondeur » ses semblables cessent de le comprendre et s’écartent de lui.

 

II

Nous pensons tous aux commencements et aux fins, c’est-à-dire que nous nous efforçons de les deviner au moyen de syllogismes. Si le milieu est tel, nous en concluons que le commencement était tel, que la fin sera telle. Mais ils ne sont ni tels, ni telles. Les commencements et les fins ne ressemblent en rien au milieu, les conclusions par analogie n’ont de valeur que pour ceux qui envisagent le milieu comme le tout, et qui ne s’inquiètent ni des commencements, ni des fins.

 

III

Le soleil a des taches. Nous lui en faisons reproche. Si c’était nous qui avions dû créer le soleil nous l’aurions fait évoluer dans le ciel sans la moindre tache, et nous croyons que cela vaudrait beaucoup mieux. Mais Dieu n’a pas agi à notre gré. Il reste à savoir qui de Dieu ou de nous a raison. Ce que nous blâmons n’est pas toujours mauvais. Il est probable que le soleil avec taches est meilleur que le soleil sans taches.

 

IV

Les grands écrivains, et en général les grands hommes reconnus comme tels, nous paraissent les plus intéressants à étudier car ils sont au-dessus de tout reproche. Ils sont justifiés d’avance par leur importance, le rôle mondial qui est leur lot. Quel que soit le résultat d’un examen détaillé, ils ont toujours raison : c’est ce que proclament éloquemment leurs actes, monumenta aera perenniora. Si nous parlons avec indulgence des gens ordinaires, si nous ne regardons pas de trop près leurs défauts ou pour mieux dire ce qu’on nomme leurs défauts, nous abordons les grands hommes directement et nous donnons leur vrai nom à leurs particularités et leurs qualités. Il ne serait pas terrible de découvrir de la lâcheté dans Alexandre de Macédoine, en Platon et Aristote de l’ignorance ou de la superficialité, en Saint-Augustin un manque de foi. Combien simplement et tranquillement l’Évangile raconte que l’apôtre Pierre a renié le Christ trois fois dans la même nuit ! Cela n’a pas empêché les hommes de lui bâtir à Rome un temple magnifique, cela n’empêche pas des millions de fidèles de baiser dévotement le pied de sa statue. Les vicaires de Pierre continuent jusqu’à nos jours d’être considérés comme infaillibles... Les défauts des grands hommes ne peuvent pas nous apparaître comme des défauts personnels. La pauvreté du riche est la pauvreté en général, la pauvreté cosmique s’il est permis de s’exprimer ainsi. Il n’y a pas lieu ici d’accuser, ni de dénoncer. Cette pauvreté cache un grand mystère, et y participer est un éternel besoin des mortels. Les grands hommes ne craignent point d’étaler leur misère.

 

V

« Qui est le plus grand ? » Le plus grand, c’est celui qui a le plus de chance, dit l’évêque Nicolas dans les Prétendants au trône d’Ibsen. À première vue c’est la réponse la plus blessante, donc la plus inacceptable. Elle fut évidemment soufflée à l’évêque, ce monstre moral et physique, par le diable lui-même qui ne pense qu’à tourmenter et à martyriser l’humanité. C’est pourtant juste le contraire. D’après notre conviction la plus profonde et si la justice existe réellement (non pas seulement dans les livres philosophiques et les sermons des prédicateurs), le bonheur ne peut être que la récompense accordée à un grand homme.

Notre âme tremble à l’idée que le vraiment grand puisse périr, que le médiocre, le borné, triomphe, que ce soit en somme la réussite qui décide du sort de l’homme. Néanmoins, l’évêque Nicolas, intrigant méchant, envieux, a raison.

Le plus grand c’est celui qui a le plus de chance, le plus grand c’est celui qui a réussi. Mais, ce qui est plus important et plus inattendu, non seulement l’évêque a raison en fait, mais sa vérité, monstrueuse et absolument inacceptable, peut paraître belle. Il est bon que la chance, le hasard décide de la grandeur humaine. Cela signifie que le dernier n’est pas le premier, non parce qu’il ne peut pas être le premier, mais simplement parce qu’il n’a pas eu de chance. Il voit juste, il est suffisamment intelligent, doué, hardi, rien ne lui manque que l’occasion de manifester les forces cachées en lui.

Vous voyez que l’évêque Nicolas, esprit malin, est encore trop idéaliste, car sa vérité, loin d’être laide, est plus belle que toutes les vérités qui ont jamais existé. Elle est simplement inutile, même plutôt nuisible, en ce moment, sur la terre. Que faire de cette vérité qui nous enlève nos génies, les seuls dieux que nul jusqu’ici n’ait pu détrôner, ces génies si aisément reconnaissables parmi les simples mortels, par les succès qui leur ont été dévolus en juste récompense de leurs talents et de leurs dons ?

 

VI

« Une énigme qui vaut la peine d’être méditée. » Autrement dit : je ne sais pas encore, mais quand j’aurai réfléchi, je saurai. La connaissance apparaîtra donc comme le résultat de ma réflexion humaine, uniquement de ma réflexion. Il n’y a pas d’autre source de la connaissance. Il n’y a pas de livre sacré, pas d’être supérieur à questionner et dont on puisse recevoir la réponse. Il n’y a qu’une seule source : la vie et notre raison. Cela veut dire que les énigmes resteront à jamais des énigmes, car jamais nous n’aurons foi dans l’infaillibilité de notre raison et dans la totalité de notre expérience. Et il faut ajouter que jamais nous ne cesserons de chercher à deviner.

 

VII

Il faut être très naïf pour espérer résoudre l’éternel mystère de la vie.

Pendant des milliers d’années les cerveaux humains ont cherché « le mot » et ne l’ont pas trouvé, ils ne s’en sont même pas approchés. Ils se sont même peut-être éloignés de lui. Néanmoins à notre époque nous cherchons la pierre philosophale aussi obstinément, avec autant d’inquiétude, qu’au Moyen Âge ; nous tirons nos augures du vol des oiseaux et des entrailles des animaux, comme dans l’Antiquité. Les nouvelles méthodes de recherche ne sont pas moins fantastiques que les anciennes ; il me semble que c’est déjà devenu un lieu commun. Nous nous penchons sur l’abîme en sachant que nous ne verrons rien, et nous n’avons pas besoin de voir puisque ce n’est pas de la vision que découle la connaissance.

La source de la force, c’est ce qui est considéré comme la source de la faiblesse : le vertige. Nous sommes attirés par l’abîme, par le non-résolu, par le mystère, non par le désir de deviner, d’éviter le malheur, de comprendre le mystère, en un mot d’organiser la vie. Nous devons nous déshabituer de la compréhension, aimer l’effroi, le non-organisé. C’est pour cela que l’abîme nous attire et nous repousse en même temps. Nous appartenons à la fois à deux mondes : l’un nous est cher, il est confortable et organisé, l’autre est austère, étranger, chaotique. Jusqu’à un certain moment de notre existence, il nous semble que la vie est seulement dans le premier et qu’il n’y a de place dans le second que pour la mort, le non-être imposé de l’extérieur, sans utilité pour personne.

Nous adaptons toutes nos espérances et notre idéal exclusivement au premier, le second nous apparaît comme un cauchemar, fruit de notre imagination auquel nous voudrions nous arracher. Mais peu à peu toute la réalité reprend ses droits. Nous commençons à nous convaincre que la vie ne se trouve pas seulement dans des maisons fermées et confortables, mais encore sur les mers, dans les déserts, en des terres lointaines que le pied de l’homme n’a pas foulées, et que le loup sauvage n’a pas visitées.

 

VIII

Ulysse revenu du royaume souterrain nous communiqua les paroles d’Achille : il vaut mieux être le dernier homme de peine sur terre que le roi parmi les ombres.

Ici évidemment tout est vrai, sauf peut-être que cette opinion appartient à Achille mort. C’est plutôt Ulysse vivant qui pensait ainsi ou bien Homère lui-même. Tant que nous sommes en vie, que l’enveloppe mortelle nous recouvre, la force spectrale des habitants du royaume souterrain doit nous sembler terne et ennuyeuse. Tout homme vivant, arraché soudainement à son milieu habituel et transporté dans un milieu étranger, répéterait probablement les paroles d’Achille. Essayez d’enlever un paysan fort et robuste à sa charrue et à son champ pour le placer sur un trône impérial, ce serait probablement le faire mourir d’ennui. Les réceptions solennelles, les discussions interminables sur des problèmes complexes, la contrainte continuelle pour se tenir non comme il le voudrait mais comme l’exigent les circonstances, tout cela semblerait au paysan un esclavage intolérable. Si l’expérience suivante était possible : enlever un nourrisson au sein de sa mère, le mettre en compagnie d’adultes, le priver de la tranquillité mi-végétative de sa vie, d’un doux sommeil inconscient, d’une nourriture abondante, douce, peu irritante, le priver de chaleur, et lui offrir à la place de l’eau-de-vie, du tabac, des promenades en traîneau par 20° de froid, des duels, la lutte politique, la nécessité de porter et de parer des coups, en un mot donner à un nourrisson tout ce qui compose le plaisir et le contenu de la vie des adultes, il semblerait au nouveau-né, s’il était capable de penser, que cette vie est un véritable enfer. Et s’il retournait dans la compagnie de nourrissons comme lui, quelles horreurs ne raconterait-il pas sur ce qu’est la vie dans un autre monde, dans une autre existence. L’éloquence de l’apôtre Paul ne suffirait pas pour décrire le jugement dernier qui guette tous les nourrissons. Le sein maternel le plus sec vaut mieux que cet enfer appelé vie par les adultes ! Tout « contact avec d’autres mondes » doit laisser à l’homme une impression de terreur qui le rejette vers la tendre et bonne mère.

Presque tous les efforts pour nous arracher à notre monde aboutissent à ce résultat. Si un homme est allé, réellement allé en un lieu où rarement d’autres ont pu pénétrer, il ne nous en rapporte que des récits d’une béatitude paradisiaque, c’est-à-dire de cette même vie tranquille, mi-végétative, à laquelle nous sommes habitués ici sur le sein de notre mère la terre. Il faut, nous dit-il, passer par certaines horreurs, l’eau-de-vie, le tabac, les rixes, pour retrouver la joie d’antan et la claire quiétude de l’âme enfantine. Est-ce ainsi ? Est-ce là-bas, dans un autre monde, qu’il a vu le calme et la tranquillité, ou bien s’est-il enfui de là-bas pour les retrouver ici ? Là-bas, il n’y a aucune joie ni béatitude, là-bas on n’en veut pas, on n’y pense pas, là-bas elles semblent peut-être fades et désagréables, comme à l’adulte le lait maternel. Toutes les « solutions des derniers problèmes » se réduisent à l’espoir de vivre dans l’autre monde pas plus mal, mais surtout pas autrement que ne vivent des hommes de peine organisés. Il y aura là-bas le sommeil réconfortant et la lumière et la chaleur et le repos, et même peut-être du travail car on s’ennuie, on s’ennuie prodigieusement sans routine et sans travail. Mais ces espérances, je le répète, ne proviennent pas du contact avec d’autres mondes : elles proviennent d’ici, du sein de la terre. Là-bas, là-bas, c’est peut-être le total désœuvrement, l’inquiétude perpétuelle et l’incertitude du lendemain ; là-bas la « bonne vie » ne ressemble peut-être en rien à ce que nous prisons et estimons ici. Et peut-être, malgré Homère, le dernier homme de peine de là-bas refuserait-il d’être roi parmi les hommes. Puisque les bébés souffriraient de la vie des adultes, puisque les adultes ne consentiraient pour rien au monde à échanger leur existence inquiète contre l’insouciante quiétude des petits enfants, puisqu’ici sur la terre, suivant l’âge que l’on a, et pour mille autres raisons, tant d’idéaux différents peuvent coexister, qui donc nous donne le droit de deviner d’avance ce qui est précieux dans l’autre monde ? Est-ce que précisément le repos, la joie, la lumière y sont appréciés ?

Là-bas, peut-être que les hommes aiment le froid, l’inquiétude, l’obscurité, la souffrance. Et peut-être n’est-il donné de pénétrer dans cet autre monde qu’à celui qui a renoncé aux appâts et aux tentations de l’existence terrestre, qui s’est fait à l’insomnie éternelle, à la pauvreté, à la faiblesse, à celui qui sur terre est plus attiré par le sort de l’homme de peine que par le trône royal, qui ne souhaite pas être le premier ici et ne se considère jamais comme le dernier, qui se moque de ce que les autres estiment le plus en lui, et qui garde précieusement en lui-même ce que l’on considère comme le pire, ce dont personne ne veut.

 

IX

Le trait essentiel de la création artistique c’est son arbitraire total : en tout, dans l’essentiel comme dans le détail. L’artiste habille à son gré ses héros et ses héroïnes soit de vêtements journaliers, soit de vêtements du dimanche ; selon sa fantaisie, le ciel serein se couvre de nuages, le tonnerre tonne, l’éclair brille. S’il le veut il fait froid, s’il le veut, il fait chaud.

L’action se déroule tantôt dans le désert, tantôt dans la montagne, tantôt dans une grande ville. Elle se passe de notre temps, ou au temps des pharaons, ou encore à l’époque préhistorique. Il aime, il hait ce qu’il veut. Aujourd’hui, il admire la beauté, demain la monstruosité. Il se révolte, s’émeut, espère, se désespère, se venge, pardonne, n’obéissant en cela qu’à son bon vouloir, autrement dit, n’obéissant à rien. Ce qui maintenant lui semble être un péché impardonnable, un péché mortel, lui apparaîtra ensuite comme un grand mérite. Pourquoi ? Mais il s’agit ici d’ajouter un nouveau pourquoi au pourquoi habituel, et qui sera celui-ci : pourquoi croyons-nous qu’il soit toujours nécessaire de rechercher des explications, et que cette curiosité sied à toutes les circonstances de la vie ? Kant a bien enseigné que l’idée de la causalité ne peut s’appliquer qu’au monde phénoménal. Et si elle n’était même pas toujours applicable à ce « monde phénoménal » ? Si la « liberté » ou, disons mieux (du moins au commencement et pour mieux souligner l’erreur initiale), « l’arbitraire » pénètre déjà dans le monde phénoménal et reste inaperçu de nous uniquement parce que nous ne pouvons aucunement nous en servir ? Nous voulons tout expliquer, commenter, même la création artistique avec ses caprices connus de tous et ses élans qui n’obéissent à aucune prévision. Ibsen dans l’une de ses pièces proclame que renoncer à la femme aimée est le plus grand péché, tandis que dans une autre il bénit le poète qui a cédé sa bien-aimée à un marchand richement établi. Quand disait-il la vérité ? Nous avons l’habitude de croire que de deux affirmations contraires l’une est vraie, l’autre fausse, qu’il faut choisir, et une fois qu’on a choisi se tenir toute sa vie à la conviction choisie. Mais Ibsen, sans consulter personne et sans prendre nos habitudes en considération agit autrement. Il écrit Les Preux du Nord comme il écrit La Comédie de l’amour. Et après de longues années, il revient au même thème et répète avec une fermeté inébranlable dans D. G. Borkmann que sacrifier la femme aimée, même à l’œuvre la plus grande, est un péché mortel. Suivez Ibsen : toute sa création est faite de continuelles hésitations et contradictions. Après Brand vient Peer Gynt : le premier est l’apothéose du don prophétique, le second le persiflage du prophète. Qu’on essaie d’expliquer ces contradictions ! Le grand public dit simplement qu’il ne comprend pas Ibsen, et le grand public a entièrement raison cette fois-ci. On ne peut pas comprendre Ibsen. Il faut seulement ajouter qu’on n’a jamais compris un véritable artiste lorsqu’il est apparu. En son temps, Gœthe suscitait non moins de perplexité que maintenant Ibsen. Personne aujourd’hui encore ne comprend le second Faust. Que de commentaires a fait naître Hamlet ! Et comme les Allemands se débattent avec leur Heine ! Combien Byron a révolté les Anglais ! On pourrait trouver des exemples innombrables. On ne peut comprendre ni Ibsen, ni Shakespeare, ni Byron, ni Gœthe, on ne peut ni les comprendre ni les expliquer. Un poète expliqué est pareil à une fleur fanée : absence de couleur, de parfum ; sa place est dans le tas de balayures. L’essai d’ « une critique littéraire scientifique » de Taine était mort-né. La critique ne peut ni ne doit être scientifique, c’est-à-dire s’embourber dans un système de données logiquement reliées entre elles. Le critique « a vu » de ses propres yeux ce dont parle le poète, il a donc le droit d’user de tous les privilèges qu’Apollon accorde à ses élus. Si l’arbitraire est permis au poète, en d’autres termes si la grande charte de la liberté appartient au poète, s’il est autorisé à chercher la liberté dans notre pauvre monde emprisonné dans ses lois de fer, le critique veut et peut exiger le même droit.

 

X

« Ôte-toi de mon soleil » disait Diogène à Alexandre de Macédoine ; le grand cynique voulait être hautain. Peut-être a-t-il répondu à son royal interlocuteur ; si je n’étais pas Diogène, je ne voudrais tout de même pas être Alexandre. Mais la légende se tait là-dessus. Pourtant l’effort de tous les grands philosophes tend à obtenir le droit de répondre ainsi aux plus grands des rois. Dans ce sens, il est erroné de parler du développement des idées philosophiques, de l’histoire de la philosophie, comme d’un processus. Deux mille ans après Diogène, la philosophie continue son procès avec Alexandre. Spinoza aurait probablement répondu par les paroles de Diogène à tous les rois du monde. D’une façon générale, on aurait peine à trouver un seul philosophe qui, alors même qu’il n’en aurait pas le droit, n’aurait pas désiré répondre ainsi au grand roi. D’autre part il est aisé de répondre en paroles, mais qui sait si le vilain cynique, au profond de son âme, n’enviait pas son bel interlocuteur ? Ce que nous appelons « la dignité humaine » ne se réduit-elle pas à l’art de cacher habilement, derrière l’orgueil, l’éternelle et douloureuse envie ? Admettons un instant que Diogène ait jalousé Alexandre : personne ne peut se refuser à admettre une telle possibilité. Mais il est indubitable qu’il n’existait aucune force au monde capable d’arracher à Diogène un semblable aveu. Soumis aux pires tortures, Diogène eût continué d’affirmer qu’il ne voulait pas être Alexandre. Et si c’était un mensonge, Diogène eût emporté son secret dans la tombe. Il est probable que son rival Alexandre avait un secret semblable. Lui aussi emporta dans l’autre monde bien des choses considérables et curieuses, ne nous laissant de ses possessions que ce qui était visible aux yeux de tous et que les historiens, en leur qualité de notaires assermentés du temps, pouvaient enregistrer sur les pages de leurs chroniques.

Alexandre était peut-être un reproche vivant pour Diogène et Diogène ne l’était pas moins pour Alexandre : tous deux s’enviaient mutuellement. Mais tous deux pensèrent, et avec raison, qu’une franchise superflue pourrait compromettre la grande mission que l’histoire leur destinait. Un Alexandre jaloux de Diogène, doutant de lui-même, eût-il pu servir de modèle à Plutarque, eût-il pu survivre dans la mémoire des générations sous l’aspect d’un héros exemplaire ? Je ne parle pas de Diogène, Diogène pouvait hésiter une seconde. Toute l’histoire, toute notre vie est remplie d’Alexandres et de Diogènes grimés. Tous les hommes ont une mission et tous les hommes, pour sauver leur œuvre, doivent cacher bien des choses, et peut-être précisément ce qui est le plus important, le plus significatif pour eux. L’artiste doit être inspiré, l’écrivain, le philosophe omniscients, le chef des armées inébranlable et sans peur. La légende et le mythe sont notre atmosphère journalière. Nous vivons dans un royaume de fantômes et nous craignons plus que tout de troubler l’harmonie solennelle de ce royaume enchanté. Et pourtant... et pourtant combien insupportable est pour certains la torture de ce sommeil millénaire. Le besoin naît de se réveiller, de tout dire, d’appeler les mystères anciens par leur nom. On a envie de voir le vrai Alexandre et Diogène vivant. Mais la bienséance a ses droits consacrés par les siècles. Les hommes les plus hardis, les révolutionnaire les plus dangereux, n’osent pas s’élever franchement contre les usages. Dans le meilleur cas, on choisit un compromis. Le symbolisme dans l’art, aussi vieux que l’art lui-même, existe et apparaît comme un compromis entre la vérité et l’usage. C’est pour cela que les tentatives d’explication et de déchiffrage des symboles sont inutiles. Le symbole reste un symbole : peut-être que beaucoup de gens le comprennent mais même deux hommes ne peuvent en parler ouvertement.

 

 

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 3 mai 2012.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d'auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Proverbe russe.